Démarche
Le souffle, le cri, le mot, la phrase et le discours sont les strates successives par lesquelles l’humain tente de se donner forme. Mais du trait, de la tache, de l’ombre et de la lumière, que peut-on dire ?Ces manifestations échappent à la grammaire du langage. Elles s’inscrivent dans le champ d’une ontologie plus élémentaire : celle d’une empreinte première, une confession silencieuse qui dit le sentiment brut, avant toute nomination. Ma peinture s’attache à ce lieu originaire, antérieur au mot, où le geste trace moins une image qu’il ne libère une énergie. Elle n’affirme rien : elle laisse advenir.
Je peins sans préméditation ni projet narratif. L’image ne résulte pas d’une intention de figuration ou d’abstraction ; elle surgit comme événement, à même le geste et l’élan du corps dans l’instant. Le tableau advient dans une dialectique où je suis simultanément acteur et témoin. Chaque geste devient souffle, chaque éclat de couleur vibration, chaque suspension un silence chargé de résonance. Ici, l’acte pictural ne produit pas une forme stable : il fait circuler une énergie, un souffle vital qui excède l’immobile surface de la toile.
Ainsi, mes œuvres se tiennent comme des organismes respirants. Elles oscillent entre jaillissements et suspensions, entre densités sombres et fulgurances lumineuses. Leur dynamisme relève d’un champ de tensions : expansion et contraction, éclatement et silence, force et fragilité. En ce sens, ma peinture s’aligne sur les pulsations invisibles du monde : flux sanguins, rythmes marins,
souffles cosmiques. Elle ne représente pas ces forces, elle les prolonge, les manifeste dans leur immédiateté.
Dans cette perspective, chaque toile est moins une image qu’un champ énergétique. Merleau-Ponty parlait de la « chair du visible » : ce lieu où le monde et la perception s’entrelacent. C’est dans ce champ de réversibilité que s’inscrit mon geste, où la peinture n’est pas seulement trace mais présence incarnée d’un voir. Deleuze, quant à lui, évoquait la peinture comme « catastrophe », c’est-à-dire comme opération qui libère les forces sous-jacentes à la représentation. Mes toiles, dans leur spontanéité gestuelle, cherchent à exposer cette catastrophe : faire surgir la force, non l’image du chaos.
La notion de souffle — telle que l’a formulée François Cheng dans ses essais sur la pensée chinoise — éclaire également ma démarche. Dans la peinture chinoise, le Vide n’est pas absence mais principe actif : il permet la circulation des souffles vitaux, le jeu des mutations entre yin et yang, l’ouverture des formes au devenir. Le vide médian, ce lieu silencieux qui relie et transforme, est aussi au cœur de mes tableaux. Les zones vierges ne sont pas des lacunes : elles sont respiration, silence nécessaire au cri, pause entre deux élans. Elles permettent aux éclats colorés, aux masses sombres et aux jaillissements lumineux de trouver leur juste tension.
Chaque toile est donc une expérience d’abandon et d’urgence. J’y engage la totalité de mon être comme si chaque geste était le dernier. Ce qui émerge n’est pas une composition figée mais un organisme en transformation, un moment de mutation. Loin d’une simple esthétique, ces œuvres interrogent l’origine et la condition de l’homme : elles révèlent une part invisible, une intériorité en devenir, toujours au bord de son propre effondrement ou de sa propre expansion.
La métaphore est ici essentielle : non pas un décor ajouté, mais une structure souterraine qui habite la pensée picturale. Mes œuvres s’adossent à cette contradiction fondamentale : exister dans l’instant, fragile et puissant à la fois, comme un cri muet projeté dans l’espace. Elles se situent à la croisée de l’expressionnisme abstrait et de l’automatisme gestuel, mais déplacent cette
filiation vers une ontologie du souffle. La peinture n’y est pas simple représentation : elle est manifestation de forces, circulation de flux, champ vibratoire où vide et plein, silence et éclat, s’appellent et se répondent.